Réseaux sociaux et comportements tribaux

Réseaux sociaux et comportements tribaux

Le Web 2.0 facilite et démultiplie les communautés virtuelles à l’échelle planétaire. Sur les blogs, réseaux sociaux virtuels ou médias participatifs, des groupes variés se créent, s’organisent, échangent, débattent ou s’ignorent. Pour Iannis Pledel, chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication, ces nouvelles formes de sociabilité sont de pures déclinaisons de réflexes tribaux archaïques. Il nous en explique les enjeux et le fonctionnement.

Introduction

Aujourd’hui, environ 85% du contenu du Net est généré par les Internautes. Les sites institutionnels et les extensions en ligne des médias traditionnels ne représentent plus que 15% de cette conversation mondiale. Cette dernière s’étale sur plus de 50 millions de blogs actifs et plusieurs centaines de milliers de forums et autres réseaux sociaux. L’entreprise, les médias et l’Etat ne sont plus au centre d’un univers virtuel. Ils sont court-circuités par les internautes reliés entre eux et qui parlent de tout sur tout.

La plupart des plateformes Web 2.0 intègrent dans leur structure des dynamiques relationnelles de réseau social couplées à un partage des contenus. Flickr, Wikipedia, MySpace, Facebook, Bebo, Twitter, YouTube, Dailymotion, les blogs et bien d’autres sites n’ont pas tous les mêmes fonctions ni les mêmes usages, pourtant ils ont en commun d’utiliser la force d’inertie de la participation et des relations entre internautes pour croître. Ces différents réseaux sont le plus souvent décrits en termes d’intelligence collective, de sagesse des foules, d’alchimie des multitudes ou alors en terme technique avec l’analyse des graphes sociaux. On vante ainsi la volonté d’utiliser les réseaux pour accroître l’efficacité : que ce soit pour produire, valider, trier, sélectionner l’information, ou pour se créer, se constituer un cercle d’amis ou professionnel, pour rester en contact avec ses connaissances, ils permettraient l’émergence de résultats qui seraient supérieurs à la somme de ses parties. Pourtant, derrière cette vision des réseaux – souvent idyllique – qu’elles sont les dynamiques en œuvre ?Que sont justement ces « parties » qui composent le réseau ? Que font-elles ? Comment s’organisent-elles ?

Les réseaux sociaux sur Internet sont souvent considérés comme des innovations. Pourtant n’y aurait-il pas toutefois des usages constants ou récurrents ? En termes d’usage et au niveau individuel, les réseaux sociaux sont-ils si nouveaux que cela ?

De l’individualisme de réseau à la tribu sur les réseaux sociaux

En réalité, Internet a exacerbé les communautés de pensées. Chaque individu se retrouve dans des univers indépendants les uns des autres – loisirs, information, jeux… altermondialisme, négationnisme, créationnisme, etc. Ils projettent leurs images et leurs volontés via des « avatars ». La caractéristique principale du réseau est telle que chaque internaute a le sentiment d’être le point central autour duquel le reste évolue. C’est l’individualisme de réseau. Il devient une forme dominante de sociabilité sur Internet, et ceci n’est pas sans conséquences sur la vie concrète, réelle des individus.

Peu importe l’identité, ce qui est primordial c’est ce que l’internaute déclare être. Chaque individu tisse son réseau à partir de ses centres d’intérêts, de ses valeurs. Cela permet à l’internaute de se manifester socialement dans cet espace. L’individualisme de réseau est en passe de devenir une forme dominante d’organisation sociale. Cet espace de liberté permet à chacun d’y livrer ses opinions et de privilégier ses propres intérêts en allant vers les groupes qui ont les mêmes préoccupations. Cette dynamique relève de l’intentionnalité : les internautes se dirigent davantage vers les groupes qui leur sont voisins intellectuellement. Cela crée des communautés relativement fermées sur elles-mêmes, mais insérées dans un ensemble plus vaste qu’on appelle réseau. Les réseaux ne sont donc pas une simple juxtaposition d’individus isolés, mais une véritable structuration sociale. On observe que les réseaux se composent d’une multitude de petits groupes, des petites bandes. D’un point de vue sociologique et anthropologique, il est intéressant d’étudier les comportements de ces bandes sur les réseaux sociaux. Réagissent-elles comme des tribus comme le suggère l’article d’Alex Wright dans le New York Times : « Friending, Ancient or Otherwise » ? Toutefois, l’erreur n’est pas de comparer les bandes sur les réseaux sociaux à des tribus, mais de croire simplement qu’on « revient » à des rites tribaux. Les réseaux sociaux ne nous ramènent pas à la tribu, car en réalité nous n’en sommes jamais sortis. C’est une constante.

Les tribus sur Internet : comment ça marche ?

Selon Nayla Farouki, philosophe et historienne des sciences, qui réfléchit aux dynamiques tribales dans son ouvrage « Les Deux Occidents », « La tribu est un collectif qui assure la cohésion de ses membres au travers d’un sentiment d’appartenance renforcé par de nombreux liens de natures diverses (religion, traditions communes, langue etc.) (…) c’est avant tout une entité qui lutte pour survivre. (…) les logiques tribales sont une manière d’être de la tribu, fondée sur une communauté de langage, de symboles, d’affects ».Les tribus déterminent collectivement les limites de l’appartenance à partir de ce qu’ils considèrent comme sacré. Ce sacré est ce pour quoi on attache un respect absolu, inviolable. Ce peut être tout et n’importe quoi. Ce n’est pas l’objet-symbole sacré qui est important, c’est en réalité l’appartenance au groupe de ceux qui considèrent cet objet comme sacré. Ainsi, tout comportement qui transgresserait ce sacré engendrerait la colère ou l’agressivité du groupe.

Prenons l’exemple d’un blog, si des commentateurs sont « fiers » de voir leurs opinions publiées sur leur blog préféré, ils ne supporteront pas le fait que certains critiquent ou s’amusent dans leur média. Cela leur paraîtrait comme une insulte à leur sentiment d’appartenance à ce club. Et cela engendre des regroupements d’individus en groupes relativement fermés sur eux-mêmes et qui vont défendre leurs points de vue ou leurs intérêts, leur « sacré », c’est-à-dire ce qui les lie les uns aux autres par un sentiment d’appartenance. C’est un terreau propice à une montée progressive de la radicalisation des pensées qui n’aura de cesse que l’exaltation de multiples groupes et leurs survies par la protection de leurs intérêts.

La cohésion de la tribu est assurée par rapport à son intérieur et son extérieur

Cohésion par rapport à son intérieur, le langage comme ensemble de signes est une des premières caractéristiques distinctives de la tribu car c’est lui qui relie les individus qui composent le groupe et c’est lui qui exclut ceux qui n’y appartiennent pas. A titre d’exemple mentionnons l’écriture SMS utilisée par de nombreux adolescents notamment sur les Skyblogs : le langage utilisé est clairement un signe distinctif, il permet de reconnaître instantanément ses amis, ceux qui appartiennent à la même tribu que soi, il permet également de se faire reconnaître des autres.

Les affects sont utilisés par la tribu pour maintenir sa cohésion interne. Deux sentiments notamment permettent cette cohésion : la fierté et la honte. La fierté est étroitement liée à l’appartenance : le blogueur par exemple qui aura dévoilé une vidéo buzz à l’ensemble de ses amis qui l’approuvent ressentira un sentiment de fierté et d’appartenance au groupe. La honte doit également permettre la stabilité au sein de la tribu : chaque membre doit être crédible au sein du groupe sous peine d’être exclu et d’en avoir honte. Ainsi il existe un effet de norme sociale au sein du groupe : les individus vont adopter les positions en fonction de ce qu’ils croient que les autres croient afin de préserver leur image au sein du groupe.

Cohésion par rapport à son extérieur, Une tribu se définit également en contraste par rapport à son extérieur : c’est-à-dire par rapport à ce qui ne lui appartient pas : « les autres », la frontière qui instaure la différence entre « eux » et « nous ». Une logique manichéenne s’instaure : ce qui permet à des internautes de dire « ceci est à nous » légitime les autres à en faire autant et à dire « ceci n’est pas à nous ». Une dynamique de surenchère peut facilement voir le jour dans ce contexte. On l’observe tous les jours dans le domaine politique, social et économique, il en est de même sur l’Internet. Un comportement tribal ne nécessite pas forcément que les membres se connaissent physiquement. Le nous peut se définir par rapport à l’autre. Des personnes qui ne se connaissent pas mais qui partagent un fort sentiment d’appartenance peuvent se « liguer » entre eux. Les nouveaux outils de communication qui relient les individus peuvent changer l’audience en « bande » et engendrer des comportements tribaux. A titre d’exemple, lors d’une conférence, Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, est interrogé par une journaliste. De nombreuses personnes qui assistent à la conférence depuis la salle sont mécontentes des questions posées par la journaliste. Or elles communiquaient entre elles via l’outil de micro-blogging Twitter. Ainsi chaque personne isolée qui bénéficiait de Twitter connaissait en temps réel le sentiment des autres personnes ce qui a créé une « humeur » collective de l’assistance. Celle-ci évoluait au fur et à mesure de l’entretien et, versatile, passait par des exaltations de mécontentement ou de contentement beaucoup plus fortes que si les individus n’étaient pas reliés entre eux. Les personnes qui n’avaient pas accès à Twitter ne comprenaient pas pourquoi l’humeur de l’assistance évoluait.

Il est donc intéressant dans cet exemple de constater que l’utilisation d’un outil de micro-blogging a changé une audience en foule et a engendré des comportements de « bande ». Un fort sentiment d’appartenance à cette assistance a rassemblé et soudé les individus qui se sont « ligués » contre la journaliste. On a un exemple de création d’une bande, un « nous » avec son comportement propre accentuant par une dynamique grégaire ses « humeurs » versatiles et ses positions plus radicales. La peur et la haine de l’autre sont ainsi des liants très puissants des tribus. Ces affects sont utilisés pour faire face à la menace des tribus voisines. N’oublions pas que chaque tribu lutte pour sa survie et quand elle le peut, essaiera d’étendre son territoire.

La notion de territoire est ainsi fondamentale. Les réseaux sociaux sur Internet en donnent une illustration remarquable puisqu’ils sont étroitement liés à la notion d’espace. Les groupes créés sur Facebook relèvent de cette logique, ou l’appropriation d’une plateforme comme AgoraVox, OhMyNews par des habitués ou les skyblogs par les adolescents. Les personnes qui sont à l’intérieur du territoire défini par la tribu appartiennent à celle-ci et doivent donc en respecter les règles et les symboles au risque de se faire exclure. La logique d’extension est visible : multiplication des amis (celui qui aura le plus d’amis), volonté d’audience des blogs afin de se faire citer, notamment par les blogs amis et volonté de respect et de reconnaissance en allant soi-même commenter les articles des amis.

A l’inverse, on observe parfois une volonté de nuire délibérément chez ceux que l’on considère comme ennemi : multiplication des commentaires négatifs et des critiques virulentes, « trollisme » afin de décrédibiliser la plateforme etc. la volonté est alors de s’approprier l’espace de manière offensive.

Conclusion : des comportements tribaux qui ne sont pas nouveaux

Les réseaux ne sont en aucun cas la cause d’un retour de la tribalité. De la même manière qu’ils ne créent pas de nouveaux comportements sociaux. Les différentes plateformes relationnelles Web 2.0 peuvent dans une certaine mesure les amplifier, mais il faut insister qu’ils ne changent pas profondément l’homme. Celui-ci reste toujours ancré dans une tendance naturelle à la tribalité, il en a toujours été ainsi. Les logiques tribales ont toujours existé et existeront toujours. Des éléments internes et externes à la tribu permettent, comme nous l’avons vu, de la structurer et de la solidariser : ces éléments qui sont présents dans la vie réelle le sont aussi sur Internet et les réseaux sociaux. Ce ne sont que des outils à travers lesquels les individus agissent et communiquent. Mais ils ne changent pas profondément leurs comportements.

Développez
votre activité
d'indépendant

avec notre organisme
de formation partenaire

En savoir plus

Chômage
Protection sociale
Rémunération Garantie

sont les principaux avantages
du portage salarial

En savoir plus